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La ville aux mille souvenirs

par Jeanne Painchaud


Collaboratrice de l'Hippocampe


Juillet 2022



Alexandre Ziegler, dessin au crayon feutre, CIVA, 2022

Le temps de quelques rencontres, les mardis matin entre novembre 2021 et février 2022, je suis entrée sur la pointe des pieds dans les souvenirs de quelques usagers du Centre d’intégration à la vie active (CIVA), près du métro Lionel-Groulx, dans le Sud-Ouest de Montréal. Des usagers? Je dirais plutôt des Montréalaises et des Montréalais, jeunes et moins jeunes, qui ont eu et qui ont encore des vies bien remplies. Nous sommes tous sur place, dans le même lieu : l’atelier d’écriture. Je les fais écrire sur leurs souvenirs, d’abord ceux liés à leurs sens. J’essaie de privilégier l’odorat et le goût, des sens si proches de la mémoire.


Pierre ferme les yeux et savoure son match des Expos et son hot-dog, par un beau soir d’été au stade, en compagnie de sa mère. Elle est une fan finie de «nos Amours». C’était toute une soirée : un programme double qui va durer 19 manches.


Margot se transporte dans la cuisine de la maison familiale. Tout le monde s’active autour de LA recette de famille : la lasagne mexicaine extra fromage, à la délicieuse sauce tomate. Miam!


Hoi Yuon se souvient de l’odeur des aiguilles du sapin de Noël. À elle seule, cette odeur évoque tous ses Temps des Fêtes.


Giuseppe (Joe), qui a grandi à Saint-Léonard, a encore en bouche le café de la distributrice, qu’il buvait tous les jours à sa shop. Ouach!


Gabriel se revoit à 12 ans lorsqu’il découvre, dans les bras de sa mère, sa petite sœur qui sent le lait et qui vient de naître. Elle est bien plus belle que lui!


Mai, née au Sénégal dans une famille de diplomates, dresse une longue liste de types de pâtes qu’elle aime manger dans les restaurants d’ici, avec le plus grand plaisir : rigatoni, fettuccine Alfredo, spaghetti carbonara, macaroni au fromage…


Lucie essuie une larme en pensant à sa mère, décédée alors qu’elle n’a que 14 ans. Elle s’en souvient comme si c’était hier. Elle était assise dans sa classe au plancher de bois verni quand on l’a avertie. Il était 10 h 30. Le temps s’est suspendu.


Julie-Anne fait griller une guimauve autour d’un feu de camp avec sa famille. Cela lui réchauffe le cœur. Elle arrive à nous transmettre ce souvenir grâce à un écran qui lui permet de s’exprimer par les sons qui sort d’un petit ordinateur. Elle a du mal à prononcer les mots. C’est tout de même l’odeur des guimauves et de l’été qui flottent dans l’air.


Esraa revoit ce papillon à l’Insectarium qui atterrit sur la tablette de sa chaise : tout simplement magique!


Alain, encore tout jeune, doit prendre avec sa mère un bus et puis un autre, et puis le métro. Ils doivent se rendre de Tétreaultville, dans l’Est de la ville, au Children Hospital pour des examens, opérations, suivis médicaux qui n’en finissent plus pour soigner ses petites jambes malades.


Plusieurs ont aussi des souvenirs… qui ne deviendront jamais de bons souvenirs. Par exemple, la friterie du quartier qui fait saliver dès qu’on croise sa devanture… mais il est impossible d’y entrer. Il n’y a pas de rampe pour les chaises roulantes… J’avais presque oublié de le préciser : tous celles et ceux qui participent à l’atelier, sauf exception, se déplacent sur deux roues.


Ariane, la jeune trentaine, n’a pas besoin d’aller «faire les montagnes russes», comme elle dit. Dans le fond du bus de transport adapté qui l’amène à l’atelier ou ailleurs, elle adore se faire bardasser alors que le chauffeur roule dans les «rues croches» de la ville.

Giancarlo raconte sa dernière virée inoubliable au festival de musique Osheaga, au parc Jean-Drapeau, où il a pu voir avec sa famille son groupe préféré, Cold Play. Le festival garde toujours une place privilégiée pour les fauteuils roulants. Un souvenir d’été inoubliable.


Mais en plein cœur de l’hiver pendant lequel se déroule l’atelier du mardi, les trottoirs glacés sont un réel danger pour celles et ceux qui sont en chaise roulante, me confirme Joe. Les roues glissent et dérapent sur la glace, c’est inévitable. Alain, le seul du groupe qui ne soit pas sur roulettes, se déplace en béquilles. Sa démarche est chancelante. Il n’a pas pu venir au dernier atelier, parce qu’il est tombé sur les trottoirs glacés. Il a dû se faire opérer à la hanche, et sa convalescence sera très longue.


Dans l’atelier, Suzie s’applique à relier les différents éléments de sa constellation. Voici ce qu’on peut y lire. « On nous a dit une phrase qui m’a allumée : L’amour unit le monde. Misère, si au moins c’était vrai. »


Ainsi va la vie active de ces Montréalaises et Montréalais que j’ai eu le grand privilège d’apprendre à connaître, les mardis matin de l’hiver 2021-2022.


L'Heureuse issue, constellation réalisée avec l'ATLAS de l'hippocampe au CIVA, 8 mars 2022

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